Ecole de la Grue blanche

Externe et interne… selon la Grue Blanche

Interne et externe… Deux notions qui, dans le monde des Arts Martiaux, ont fait couler beaucoup d’encre et sont à l’origine de nombreux débats et malentendus.

Dans cet article, pour éviter le discours généraliste mainte fois répété, j'aborderai ce couple d’opposés complémentaires selon l'angle de vue propre à notre école : la Grue Blanche du Fujian de maitre Dong Muyao.

Commençons par déblayer le terrain des faux problèmes sans solutions :

1.Il n'y a pas de styles internes qui s'opposeraient aux styles externes. Interne et externe ne sont pas des catégories servant à désigner des styles.

2.Interne et externe ne sont pas des catégories hiérarchisées : l'un n'est pas supérieur ou inférieur à l'autre.

Il s'ensuit qu'interne (nei) et externe (wai) sont des catégories complémentaires. C'est à dire qu'il appartient et au système et au pratiquant, de les associer étroitement et intelligemment pour les réunifier. Mais pour pouvoir les réunifier, il convient avant de les dissocier: "distinguer pour unir" disant Jacques Maritain dans Les degrés du savoir. Dans notre école, il est dit que le système donne à l’élève la moitié du travail externe et la moitié du travail interne, charge à l’élève de retrouver, par son travail, les deux moitiés encore dans l’ombre.

Comment cette distinction s'opère-t-elle dans notre école de Grue Blanche?

Un peu de sémantique d'abord :

WAI: dehors, extérieur, en dehors, externe.

NEI: dedans, intérieur, interne.

Restons en donc à cette simplicité:

Les pratiques externes sont des pratiques qui vont impliquer un outil extérieur au corps.

Dans notre système de Grue, on commence traditionnellement par " les 8 exercices externes des armes".

Ici il faut comprendre le terme d’arme comme synonyme d'outil. Un outil est un ustensile, un instrument destiné à réaliser une action.

L'usage répété d'un outil va induire une certaine utilisation du corps. Si vous prenez une faux pour faucher un champ : après quelques heures, votre corps va trouver une certaine économie de mouvement, une certaine logique d'utilisation du corps pour marier harmonieusement efficacité (faucher) et réduction de la fatigue musculaire. Ainsi, c'est l'usage de l'outil, extérieur au corps donc, qui va donner au corps une forme et un usage spécifique.

C'est exactement le sens d'externe dans notre école de grue : un exercice externe, c'est un exercice qui utilise un outil pour diriger le corps dans une utilisation précise.

Ainsi dans les 8 exercices externes des armes nous trouvons :

  • Les chaussures de fer
  • Le sac de sable
  • Les doubles haches de guerre
  • Les jarres (remplies progressivement de sable)
  • Les serrures de pierre
  • Les anneaux de pierre
  • Le bâton (dont les bâtons de fer de poids croissant)
  • Le sabre
  • Chaque outil induit un travail spécifique du corps, des muscles, des ligaments, les articulations.

    Si vous pratiquez un art martial basé sur les lames, l'usage de la lame va imposer telle usage du poignet, du coude, de l'épaule : c'est un travail externe, c'est à dire qui va de l'outil vers le corps et de l'usage vers le placement (du corps, des articulations...)

    Tous les styles chinois anciens possèdent ce travail de complémentarité travail avec des armes / travail sans armes. L’absence complète d’armes et/ou d’outils signe donc une perte dans la transmission ou une synthèse moderne

    Par symétrie, nous pouvons définir le travail interne : c'est le travail qui n'utilise pas d'outils, qui part du corps-propre. Ainsi, le travail interne va du placement vers l'usage.

    Cela implique un travail un peu délicat puisqu'il n'est pas encadré par l'outil qui "force" le corps à fonctionner de telle ou telle façon. On peut donc plus facilement se perdre et s'égarer dans ce travail, d'où la nécessité de ne jamais perdre de vu l'usage, c'est dire ici la dimension martiale du mouvement, qui permet de borner le travail et d’éviter qu’il se fourvoie dans une recherche du subtil pour le subtil. « L’art martial donne le sens du mouvement » et « l’art martial comme critère de la posture » sont deux maximes de l’école qui vont dans ce sens.

    Typiquement le travail du souffle va naturellement se positionner dans le travail interne. On comprend aussi pourquoi, dans le travail interne, le développement de la sensation, de la proprioception vont devenir des méthodes importantes pour savoir comment positionner telle ou telle partie du corps "de l'intérieur". De même le travail de l’attention et de l’intention s’inscrit naturellement dans le travail interne.

    Je terminerai en insistant sur la nécessité d'articuler ces deux dimensions: un travail interne sans le travail externe risque fort de dériver vers une pratique déconnectée de son sens premier et de devenir sa propre référence. "Je fais comme ça parce que je le sens mieux" (sic).

    Un travail externe sans la partie interne s'ampute d'une dimension d'approfondissement importante et minimise la capacité d'incarnation des principes du mouvement.

    Enfin, pour conclure, cette approche de l’interne et de l’externe nous permet de réinterpréter deux opinions courantes dans les arts martiaux. La première affirme que « l’arme est le prolongement de la main ». Trop souvent, cette maxime sert à valider l’idée que le travail des armes doit venir après le travail à mains nues. Celui-ci serait alors le prolongement du travail effectué préalablement sur le corps. Mais, si nous comprenons la complémentarité de l’interne et de l’externe, armes et corps, approche externe et interne doivent être travaillés de concert, l’une nourrissant l’autre.

    La seconde opinion serait que l’interne constitue l’achèvement du travail externe, son aboutissement. Hélas, cette opinion sert trop souvent à excuser l’abandon du travail externe quand le pratiquant prend de l’expérience et, parfois, du tour de ceinture. Il est bon de rappeler alors que le travail externe (comme les serrures de pierres, les armes lourdes, le sac mais aussi les exercices de souplesse, les frappes sur les arbres et tout le conditionnement physique), est un élément essentiel qu’il convient de ne pas négliger, sous prétexte que l’externe serait moins intéressant, moins profond que l’interne. Symétriquement, le travail interne, qui peut paraître à première vue moins utile pour le combat, n’est pas à balayer d’un revers de main et à reléguer du coté d’une gymnastique de santé. Interne et externe forment les deux faces d’un pièce sans lesquelles l’art martial passerait à coté de sa vocation première : cultiver les qualités nécessaires pour faire face à la violence de l’affrontement.

    Gilles Roghe